Nous partions alors des Combes. Le jour, la nuit, sous le vent ou la neige ou la pluie, ou au dessus du brouillard. L'hiver, par beau temps, l'envers est encore sous la glace quand le soleil nous chauffe déjà le dos. En passant près des Rassettes mon père dit: "Le chalet du maquis. Quand j'étais petit, pendant la guerre, il y avait une mitrailleuse sur le balcon". Et vraiment on prenait ça comme un jeu. Je n'ai compris que bien plus tard. La montée aux Abers était rude. Nous montions en silence et l'effort est le prix du bonheur à venir. Le chemin ne serpente pas car il suit une crête de mollasse. Il a été creusé par le passage répété des hommes et des animaux. Par endroits, le chemin d'été et le chemin d'hiver se confondent. Le chemin d'hiver va tout droit en bas, on y descendait le foin dans des ballots de jute portés ou trainés et aussi les billons de bois. Quand il pleut c'est alors pour tout le monde. Et les gouttes nous dégoulinent dessus mélées de la sève des sapins noirs.
Aujourd'hui c'est autre chose, on prend la piste venant à plat depuis la Chavonne. On passe devant le chalet des fleurs en criant bonjour à Gilbert. On passe le ruisseau sauvage qui descend de la tête. Le petit moulin ne tourne plus. Après quelques détours pour voir s'il n'y aurait pas des chanterelles, on débouche dans la clairière à flanc de montagne , l'horizon s'élargit d'un coup, le soleil est au rendez-vous. On va manger la fondue sur le balcon.
Les Abers, c'est un lieu pour moi chargé d'histoire, l'histoire de ma famille. Il s'agit d'un chalet d'alpage qui servait autrefois d'habitat temporaire entre l'habitat d'hiver qui se trouvait en bas dans la vallée et l'alpage d'été. Les gens venaient ici avec leur troupeau et restaient un ou deux mois en attendant que la neige fonde dans les alpages pour monter. Donc c'est un lieu d'utilité. Chaque partie de la maison a été construite en fonction d'un besoin. Le chalet a été bâti il y a environ 200 ans. Il représente le présent et les personnes qui y vivent maintenant, mais aussi tous ceux qui y ont vécu et qui y ont laissé quelque chose d'eux-même. Le chalet continue de changer, ce n'est pas une pièce immuable et c'est en voyant les changements s'effectuer que je me suis dit que je devais prendre des photos pour documenter et rappeler comme c'était avant.
Malgré tout la photo est subjective. Même si elle est hyper nette avec beaucoup de détails on est dans une vision assez intime. Je ne veux pas partir dans l'analyse de mes propres photos mais ce que j'aime, c'est autre chose que le côté documentaire pur. Je crois qu'il faut aller au-delà mais je ne veux pas en dire trop, à chacun d'y trouver ce qu'il veut et s'il n'y trouve rien, tant pis. Et même si le sujet est en lien avec mon histoire personnelle, c'est un thème universel : celui d'une maison utilitaire construite de façon traditionnelle avec des matériaux comme le bois ou la pierre, dans la nature et qui traverse le temps et porte les traces des gens qui y sont passés.
Les tirages originaux de ces photos sont des palladiotypes tirés sur papier japonais et rassemblé dans un livre unique. En réalité, la première photo que j'ai faite des Abers n'apparaît pas dans cette série. Elle date d'il y a très très longtemps... Maintenant que j'y repense, je me rappelle avoir déjà fait un livre sur les Abérieux avec des photos argentiques il y a 30 ans. C'était un cadeau pour mon père. J'avais collé les tirages sur la tranche et j'avais fait une couverture en carton avec une espèce de velours dessus. Je ne l'avais pas complètement oublié mais il était quelque part dans le passé.
Pour en revenir à cette série, je dois avoir environ 200 négatifs 4x5 pouces des Abers. Le premier date d'il y a à peu près 20 ans. Le livre, lui, est terminé depuis 10 ans. Donc le projet s'est étalé sur une période de 10 ans. J'ai choisi 60 négatifs, j'en ai tiré 25. Dernièrement, j'en ai monté une dizaine en chine-collé.